Li Bangyao et le pouvoir des objets
Simone Schuiten et Xiaoman Li
Li Bangyao appartient à ce groupe d’artistes chinois qui vécut et connut le changement d’état d’esprit datant du début des années 80. Ces années sont particulièrement intéressantes pour nous Occidentaux car elles inaugurent en Chine une ère nouvelle, celle de l’ouverture des frontières, de la prospérité économique, de la mondialisation et de la consommation.
Par la démarche de ces artistes, nous comprenons comment la mentalité chinoise renouvela son rapport à l’Occident. Nous savons pertinemment bien que jusqu’à la fin du 18è siècle, en Occident comme en Chine, les critères esthétiques de l’autre étaient soit méprisés, soit tout bonnement ignorés. Disons pour simplifier que les artistes occidentaux et chinois étaient très peu perméables et ouverts aux enjeux dépassant les aprioris culturels.Durant les années 80, la Chine adopta, à une vitesse prodigieuse, l’objet de consommation pour en faire le fer de lance de son économie. Depuis, Li Bangyao assiste perplexe à ce changement radical d’attitude envers l’objet usuel métamorphosé en objet de consommation, produit de luxe ou gadgets. L’artiste entreprend alors, à sa manière, une démarche à la fois phénoménologique et sociologique, qui lui permet de se focaliser sur le phénomène dont il est contemporain. La fonctionnalité et l’utilité de l’objet semble être dépassée par un nouveau statut : sa présence souveraine au sein de la société.
A la manière du philosophe français Jean Baudrillard, qui compare le monde des objets qui nous entourent au monde végétal ou animal, Bangyao Li décrit de manière méthodique les objets qui agrémentent notre existence.
Nos objets sont devenus de véritables « phénomènes », qui, se multipliant au sein de la société, engendrent de nouveaux mode de vie, de penser et donc d’existence. C’est notre existence avec les objets que Li Bangyao met en scène. Il se focalise sur cette relation étroite que l’homme contemporain entretient avec ses adjuvants ou prothèses que sont nos montres, nos voitures, et nos divers accessoires.
Ce monde objectal qui nous environne crée de nouvelles relations, un mode de vie qui nous caractérise et que les artistes enregistrent en fonction de leur propre point de vue. Une démarche générale a vu le jour en Europe, représentée par le mouvement du Pop Art. Des artistes comme Andy Warhol mirent l’accent sur le phénomène de standardisation et la démultiplication de l’objet de consommation, c’est-à-dire sur le fait que les industries puissent produire massivement des biens favorisant le bien-être.
Jean Baudrillard, dans « Le système des objets » et dans « La société de consommation » analysa, à partir des relations entre les consommateurs et leurs objets, le changement qui s’opère dans nos sociétés. Il chercha à comprendre pourquoi et comment l’homme contemporain établit des relations particulières avec ses objets.
Li Bangyao comprend « le système des objets » en l’incluant par le détour d’un processus artistique dans la description d’un nouveau mode vie. Cette systématisation de nos rapports à l’objet contemporain opérée par l’artiste retiendra toute notre attention.
L’œuvre de Li Bangyao nous mènera dans deux directions différentes : d’une part il sera question des rapports et influences réciproques avec l’Occident, c’est-à-dire du phénomène de transfert et d’autre part nous nous focaliserons sur l’étrange pouvoir des objets.
Revenons aux années 80 en Chine et à cette ère nouvelle qui fut celle de la mutation des idées. En laissant les références et le mode de vie occidentales s’introduire dans le pays, le gouvernement permettait aux artistes de se libérer des techniques classiques tout comme de l’art de la propagande. Cette ouverture d’esprit et le changement politique qui l’accompagne occasionna un bouleversement considérable dans le domaine de l’art. Un vent nouveau en provenance de l’Occident diffusait des ondes de choc chez les artistes portant l’excitation à son au comble. Elle s’empara des vitalités et des tempéraments de chacun.
Face aux nouvelles interrogations, une mutation de pensée trouva rapidement le moyen de s’exprimer. Les artistes réalisaient abasourdis qu’un démarche individuelle et personnelle hors des canons officiels ou traditionnels était possible. Pour s’affranchir du passé et de la tradition ils puisèrent et s’inspirèrent de l’art occidental qui s’offrait à eux. Ils constituèrent une avant-garde et furent très actifs en adoptant des courants occidentaux comme l’impressionisme, le dadaïsme et le surréalisme.
Ainsi dans le cadre spécifique des années 80 la notion de transfert ou le concept d’inculturation se comprend de la manière suivante : Lors du basculement de la société dans l’ère nouvelle inaugurée par Den Xiaoping, l’homme de la rue et plus sensiblement l’artiste, de manière consciente ou inconsciente, eut recours à de nouveaux outils de compréhension afin de pouvoir réagir face aux changements. Son mode de vie et de penser étant déverrouillé il fit preuve d’imagination, d’ingéniosité et de créativité. Dans le cas qui nous occupe, les artistes ayant subi la Révolution Culturelle vécurent par excellence le phénomène de transfert et d’inculturation. Il s’agit d’une rencontre résultant d’une fascination pour ce que l’art occidental apportait comme nouveaux enjeux esthétiques. Le transfert fut alors réalisé dans la mesure où les artistes adoptèrent les critères artistiques occidentaux leur donnant les moyens d’effectuer leurs propres créations. Le transfert se définit comme une période de transition-adaptation et d’assimilation profondes de récents paramètres. Ce processus peut être compris par certains comme un effet de contamination. Par d’autres l’inculturation est considérée comme un enrichissement et une preuve réussie de rencontre interculturelle.
Comme nous allons le voir, l’œuvre de Li Bangyao est la preuve vivante d’une rencontre aboutie et authentique. Dans un premier temps, c’est-à-dire de 1981 à 1991, il s’essaie avec brio à l’art soviétique, à l‘impressionnisme, à l’expressionisme, au cubisme et au primitivisme. Ces œuvres inspirées des maîtres comme Manet, Dufy, Matisse, … démontrent l’engouement du peintre pour les techniques, compositions et styles que lui procuraient la peinture occidentale. Li Bangyao, avec grand enthousiasme, profita, grâce à l’ouverture des bibliothèques, de tout ce qui s’offrait à lui comme nouvelles références. Nous l’avons vu, il convient de comprendre et de prendre conscience de l’engouement et de l’excitation intellectuelle des artistes pour les couleurs, la lumière et les formes ainsi que leur champ d’application fournis par la peinture occidentale. Prenons comme exemple le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet qui fit couler beaucoup d’encre. Cette œuvre fascinante met de manière ostentatoire en évidence le modèle privilégié de la peinture occidentale, le sujet humain et, plus encore, la femme. Li Bangyao dans un premier temps s’inspire de Manet. Ensuite, toujours troublé par ce qui lui arrive en provenance de l’Occident, remplace le sujet humain – centre d’attraction du regard – par ce qui deviendra son principal sujet de préoccupation : l’objet. C’est à ce moment là, celui du passage de l’être humain à la galaxie des objets ou celui du passage de la conjugaison du verbe « être » à celle du verbe « avoir » qu’il rejoint le mouvement du Political-Pop-Art, très actif à Wuhan.
Depuis l’année cruciale de 1992, la Chine entra de plein pied dans l’ère de la consommation. Cette date correspond également à la première biennale d’art contemporain à Guangzhou. On y retrouve Li Bangyao représentant le Pop Art chinois. Il s’attèle au mouvement en reproduisant les objets de la vie quotidienne afin de leur donner une dimension singulière voire même surréaliste, nous y reviendrons. Notre artiste ne crée pas à partir de rien, il reproduit ce qu’il a sous les yeux, son génie résidant dans l’interprétation qui se dégage de son analyse intellectuelle et visuelle car il demeure ébahi par ce qu’il voit et qu’il appelle « the new materialism ». Sans jamais se départir de sa mission sociologico-phénoménologique, Li Bangyao continue à décrire l’évolution des objets gravitant au sein de la nouvelle culture chinoise. Le parti pris qui se développe depuis diffère complètement des critères esthétiques de la tradition des lettrés. Il n’emploie ni l’encre et ses accessoires, ni les délavés, ni la variété des plans, ni la délicatesse de la composition qui font la grandeur des maîtres. Tout ce qui constitue la superbe de l’esthétique classique est tout simplement absent. Les objets sont représentés par des aplats de couleurs quand il y a de la couleur, mais bien souvent l’œuvre n’est constituée que de gris ! Et pourtant l’impact visuel s’avère remarquable et hautement significatif. Tout se passe comme si, sous le regard critique de Li Bangyao, notre monde quotidien s’était métamorphosé en images stéréotypées et ne se limitait plus qu’à cela. Une étrange impression gagne le spectateur, celle d’appartenir à ce monde figé où la communication ne se fait plus qu’à partir d’un usage limité, extrêmement limité. L’homme apparaît alors comme étant devenu lui-même un objet désirable ou convoitable.
Li Bangyao se compare à Darwin et à sa théorie des espèces. Comme lui, il nous propose une étude en images très approfondie portant sur l’évolution des objets appartenant à l’espèce dite « de consommation ». En hommage à Darwin, Li Bangyao réalise une série s’intitulant « the origin of species » qui nous propose avec une parfaite dose d’humour et d’impertinence, une étude de l’essence de la nouvelle espèce en question. Sa méthode d’investigation est visuelle, les objets décrits sont surdimensionnés et comme dans les campagnes publicitaires, ils sont provocateurs.
En fait, l’artiste nous révèle de manière ostentatoire ce que notre attention distraite ne fait qu’enregistrer inconsciemment. Nous revenons ainsi au processus de transfert qui maintenant est critiqué par Li Bangyao. Il démontre-démonte à l’aide de son propre langage visuel comment nous nous sommes laissés influencer par la nouvelle espèce d’objets. Ici, le transfert est considéré de manière péjorative car nous avons été piégés par le pouvoir des objets dûment estampillés par les grandes marques. Le transfert dans ce cas très révélateur montre -à qui veut le voir- la transformation et le changement radical de notre mode de vie. Nous avons adopté une nouvelle espèce d’objets et nous acceptons sa domination sans jamais véritablement réaliser les transformations qui s’opèrent en nous.
Pas de panique, Li Bangyao Li, avec humour, poésie, malice et une belle dose d’intelligence, nous permet de désamorcer le piège. Sa démarche pleinement artistique nous repositionne face au système des objets. Il nous donne ainsi l’occasion d’effectuer un transfert réussi dans la mesure où nous nous donnons les moyens de digérer ce qui nous arrive.
Revenons au phénomène de pratiques interculturelles et plus exactement à la rencontre entre Li Bangyao et la peinture surréaliste belge. René Magritte, est l’indéniable précurseur en matière de combinaisons improbables entre les mots et les choses, les mots et les images. Cet état d’esprit espiègle et en même temps profondément philosophique correspond à la mentalité chinoise. Des accointances et similitudes existent depuis longtemps entre la Chine et la Belgique, déjà les taoïstes révélait le peu de réalité de la réalité et s’en moquaient. Magritte en tant que peintre et philosophe mit lui aussi en évidence la non adéquation entre le langage et ce qu’il désigne. L’impacte et la force visuels de l’image de sa peinture révèle une grande efficacité de la communication graphique. L’enjeu essentiel de sa peinture se base sur les présupposés de notre système de représentation. La manière dont il traite cette question est quelque peu chinoise car il œuvre en fin stratège. Magritte met en scène des situations logiquement impossibles et crée ainsi de la perplexité à propos de ce que nous pensons bien connaitre. Il a rencontré et rencontre toujours un grand succès auprès d’un large public qui apprécie ses étranges associations. D’une certaine façon le surréalisme dévoile la part d’imaginaire insolite qui dort en nous. Une approche démesurée, hors norme et totalement irrationnelle de la réalité quotidienne fait alors son apparition. Parce que cette approche appartient au domaine de l’art nous la considérons comme compatible avec notre monde raisonnable. Beaucoup s’amusent avec Magritte, certains ressentent un certain malaise car ils se prennent au jeu de la mise en abîme de la représentation. Cette dernière est justement le point commun entre le surréaliste belge et Li Bangyao. L’artiste pop chinois utilise les ressorts de la démarche surréaliste pour mettre en avant le pouvoir des objets contemporains. Cet univers envahissant du bien de consommation révèle à travers l’interprétation de Li Bangyao les nouvelles obsessions de l’homme contemporain. Magritte a créé des situations insolites en associant des termes incompatibles. Li Bangyao au contraire utilise nos objets familiers dans leur contexte ordinaire et crée des situations banales et familières, habituelles, normales qui démasquent, indiquent, décèlent, exhibent la dimension surréaliste de notre existence. C’est dès lors par l’intervention de l’artiste que des faits et comportements de société sont démasqués.
A partir de 2010, Li Bangyao entame un nouveau tournant en réalisant des vidéos, il devient alors artiste sociologue. Sa démarche est aussi philosophique car par l’image il décrit et observe la manière dont l’objet vit en tant que membre et partenaire d’une famille. Aujourd’hui, les objets jouent un rôle essentiel, Li Bangyao met en scène la manière dont on les traite car il croit en leur pouvoir magique. Dans chaque société comme dans chaque famille le rapport aux objets diffère. Accompagné par son épouse, et munis de leurs appareils photos et caméras, monsieur et madame Li se sont donc immiscés dans les habitations chinoises pour interviewer, filmer et enregistrer l’ambiance et la vie familiale de l’objet.
Avec la mondialisation du marché nous utilisons tous les mêmes objets mais pas de la même façon. D’une société à une autre, d’un milieu sociale à un autre, d’une personnalité à une autre notre rapport à l’objet est différent. C’est cette différence que Li Bangyao examine minutieusement et nous révèle par le biais de l’objectif de sa caméra. Il réalise ainsi un traitement très particulier de l’image-objet. Comprenons son parcours de la manière suivante, dès son entrée dans l’univers de la famille qu’il va rencontrer, son malicieux regard cherche le contact avec les objets. Il doit comprendre le système des objets que la famille a développé, c’est-à-dire la signification que les occupants des lieux ont donnés à leurs « partenaires ». Li Bangyao effectue dès lors un véritable travail de terrain. Déjà présenté comme sociologique, il fait le tour complet des lieux en prenant des photos. Toujours à ses côtés, son épouse l’accompagne, elle observe et enregistre à l’aide d’un deuxième appareil photo. Ensuite, l’artiste procède à l’interview en filmant le principal occupant des lieux. Celui-ci répond à une longue série de questions au sujet des objets dont il est le garant, l’ami ou le responsable. Voilà comment Li Bangyao fait connaissance, rencontre et s’introduit dans le monde intime et particulier d’un lieu de vie contemporain. De retour dans son atelier, il entreprend un long travail de sélection des images dans lequel il s’implique profondément et totalement. Afin de pouvoir prendre de la distance par rapport à son matériel de base, les photos et enregistrements, il recourt à un réagencement via le langage machine de l’ordinateur. Toutes ses photos sont donc retraitées et redimensionnées par un procédé informatique. Considérons donc que notre artiste-sociologue-phénoménologue en se rapportant et en décrivant le monde des objets contemporains utilise plusieurs filtres. Il y a d’abord bien sûr ses propres yeux et son malicieux regard ensuite l’appareil photo, la caméra et enfin l’enregistrement sonore. Autant de mises à distance successives qui lui permettent de trouver l’écart nécessaire et suffisant entre son ressenti et sa cible.
Li Bangyao se dit être un faiseur d’objets dans le sens ou il reproduit par l’intermédiaire de l’ordinateur des images qui acquièrent une nouvelle dimension. Celle-ci est occasionnée par la mise en relief de l’épaisseur du carton. Vient enfin la réalisation finale, longue et méticuleuse elle aussi, opérée par une équipe d’étudiants-machines qui découpent au cutter la dernière couche d’acrylique parachevant ainsi le montage. Il procure alors une vie esthétique et critique à ce petit monde qu’il a remarqué lors de ses rencontres en famille. Il nous confie se considérer comme étant lui-même une machine fabriquant ce type d’objets. Cette dernière hante l’imaginaire actuel car nous ne pouvons plus nous en séparer, elle est comme une prothèse, parfois même notre structure portante. C’est par elle et en elle que nous vivons aujourd’hui. Nous ne nous séparons plus de nos portables qui nous relient les uns aux autres, tout comme ils nous relient au monde.
Durant un séjour-résidence de 3 mois à Bruxelles, Li Bangyao réalisa 5 interviews auprès de familles belges. Son approche sociologique pris alors une tourne plus interculturelle. Il s’agissait pour lui de découvrir des modes de vie belges et de nouvelles atmosphères. Pour nous, européens, c’était l’occasion de prendre du recul par rapport à nos objets familiers et de les voir à travers le prisme de l’artiste. Expérience étonnante, car bien sur, nous n’avons jamais pensé à nous détacher de ce qui existe de la manière la plus familière. Comme l’artiste lui-même le dit « les objets de la vie quotidienne révèlent plus d’informations qu’il n’y parait ».
Li Bangyao poursuivit ses nombreuses investigations en visitant de nombreux musées dont le musée Horta situé à côté de la galerie ODRADEK où il séjourna. Il eut alors l’idée de créer un dialogue surréaliste entre les deux lieux et composa deux tableaux se répondant mutuellement.
Chez ODRADEK, il exposa du 8 septembre au 14 octobre 2017 une fresque parcourant sans discontinuer tous les murs de la galerie. Le public belge eut ainsi l’occasion de découvrir chronologiquement, des années 60 jusqu’à aujourd’hui, l’évolution des intérieurs chinois.
C’est à Guangzhou et à Shenzhen que se poursuivent les nouvelles expositions de notre artiste sociologique qui soyons en sûre continue à mener l’enquête.
Looking for the Commonplace, 2019, Redtory Factory, Guangzhou