
VERNISSAGE
FINISSAGE
Toriteri – l’être post-territoire
TORITERI est une nouvelle production d’art visuel, face et ligne. TORITERI est une production inspirée d’œuvres d’art, reflétant l’appropriation de l’espace en tant qu’expression singulière de l’être, à travers les futurs post-territoriaux et post-vérité possibles.
TORITERI adopte des formes aléatoires et répétitives. Ces formes entrent en résonance avec des phénomènes observés dans la nature et provoquent chez les visiteurs un sentiment paradoxal de vide associé à la plénitude.
Du vide par le plein
En résidence depuis début avril, le couple Hugo Bonamin et Liena Dyrbye Jensen se déploie dans l’espace qui leur a été confié.
Les deux artistes, l’une architecte, l’autre peintre, mènent, sous le nom d’emprunt Toriteri une recherche à la fois vécue, physique et spéculative à propos du lieu en tant que territoire.
Partant de ce qui, de tout temps, nous mobilise par le désir de conquête, les artistes se sont d’abord employés à mesurer l’espace et à réaliser une maquette du lieu qu’ils prirent soin de calibrer. Se faisant, ils ne purent évincer leurs affects et ressentis à propos d’un espace qu’ils commençaient à comprendre à même leur corps. Laissant le parquet, ses sons et les murs venir à leur rencontre, ils cédèrent à leur présence tacite.
Leur conception du territoire, que d’abord ils occupèrent en tant que résidants se transforma en un champ de possibles, métamorphosant la maquette en différents éléments flexibles et sans formes qui donnent à penser au « corps sans organes » des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari. Et, déjà par le choix de l’intitulé « Toriteri », il y a cette volonté de reterritorialisation que les mêmes philosophes ont abondamment développée. C’est ainsi que la maquette du lieu, ayant perdu la rigidité des unités de mesure, devint ce corps sans organes qui a absorbé la lumière et les limites des objets devenus des corollaires spatiaux. Toriteri dégage de la territorialité pour créer de nouveaux plans, lignes, signes menant au mystère de toute chose, à savoir le vide fondamental, flux vital.
« c’est comme le surgissement d’un autre monde. Car ces marques, ces traits sont irrationnels, involontaires, accidentels, libres, au hasard. Ils sont non représentatifs, non illustratifs, non narratifs. Mais ils ne sont pas davantage significatifs ni signifiants : ce sont des traits a-signifiants. Ce sont des traits de sensation »[1].
Nous voilà confrontés à un relatif rapport au monde rompant avec les enjeux rationnels de la représentation, nous menant à l’envers de la mise en scène et du décor. Le rapport d’échelle subvertit notre mémoire pour nous faire passer du plein au vide. Notre mémoire, prétend Toriteri, saturée par tout ce qu’elle a absorbé dans la vie quotidienne, s’en désolidarise pour retrouver la force générative du vide.
De la même manière, rien n’est stable avec les deux artistes qui proposent également un livre de couleurs obtenues par le hasard impliquant le travail de la lumière et la cohabitation de deux composantes.
Simone Schuiten
[1] Deleuze Gilles. Francis Bacon. Logique de la sensation. Paris : Éditions du Seuil, 2002. P.94
Dans le territoire de l’être post-territorial
Lorsque j’ai découvert pour la première fois les grandes toiles noires de l’exposition, j’ai immédiatement pensé à des cartes. Monochromes et vastes, leurs surfaces semblent à la fois impénétrables et lisibles ; comme des photographies aériennes d’un territoire inconnu, chaque trace évoque un relief, une rupture, un courant. Pourtant, plus on les observe, moins elles paraissent territoriales. Au lieu de frontières fixes ou de coordonnées tracées, elles évoquent quelque chose de plus organique : un réseau rhizomatique en expansion continue, plus mycorhizien que cartographique. Ce ne sont pas des territoires que l’on peut posséder, ni même pleinement percevoir ; ils se poursuivent, indépendamment du spectateur, du cadre ou du sol qu’ils semblent représenter.
Au cœur de cette exposition se trouve une interrogation : que signifie aujourd’hui habiter ou revendiquer un espace ? En tant qu’artistes, spectateurs, partenaires, citoyens ou simplement corps en mouvement dans le monde. Le « post-territorial » n’est pas ici une négation du territoire, mais une reconfiguration : une reconnaissance que les structures et surfaces jadis employées pour contenir ou définir l’identité, l’auteur·ice, la nation, et même l’art, ne fonctionnent plus de la même manière.
Territoires relationnels
Le roman de Michel Houellebecq, La carte et le territoire (2010), réactive de manière célèbre l’assertion d’Alfred Korzybski : « La carte n’est pas le territoire » (1933). Les représentations du monde – cartes, récits ou formes esthétiques – ne sont jamais neutres. Elles sont façonnées par l’idéologie, l’infrastructure et l’intention. Les œuvres présentées dans cette exposition jouent avec ce glissement, révélant l’écart persistant entre la représentation et l’expérience vécue.
Dans un cas, une forme sculpturale semble bloquer l’accès visuel à une grande partie de l’espace d’exposition : un volume noir, gonflé, évoquant un sac-poubelle gigantesque. Simultanément absurde et monumental, cet objet banal devient étrange par l’échelle et le contexte. Conçu à l’origine pour dissimuler un piano jugé visuellement intrusif, il domine désormais la pièce. Mais qui décide de ce qui doit être visible ou caché ? Qui, dans cet espace, définit la limite ?
Ici, le territoire devient une question non seulement d’espace, mais aussi de pouvoir.
Cette dynamique se complexifie davantage dans le travail collaboratif de Toriteri, le duo artistique au centre de l’exposition. Plus qu’une pratique conjointe, c’est une vie partagée entre Hugo Bonamin et Linea Dyrbye Jensen : en tant qu’artistes, co-parents et cohabitants. Ainsi, le territoire de leur œuvre n’est jamais uniquement conceptuel ou physique, mais aussi domestique, émotionnel, éthique.
Leurs pièces sont itératives et ouvertes, reflétant la négociation continue propre à toute vie partagée. Il n’existe pas de séparation nette entre les rôles (chercheur·se, soignant·e, artiste, architecte, auteur·ice, technicien·ne), tout comme il n’y a pas de lignes franches dans leur œuvre. L’idée même d’auteur·ice, souvent territoriale par nature, est déplacée au profit de l’échange, de l’intimité et du risque. Dans leur pratique, le territoire n’est ni cédé ni conquis, mais tenu en commun, momentanément.
Cette approche fait écho à la notion d’Esthétique relationnelle développée par Nicolas Bourriaud (1998), qui place les relations humaines et le contexte social au cœur de la création artistique. Plutôt que de produire des objets autonomes et marchandisables, les artistes relationnels créent des micro-situations ; des rencontres éphémères co-construites avec le public. Les méthodes collaboratives de Toriteri, ainsi que la porosité des frontières dans leur travail, prolongent cette logique : de la possession vers la participation, de la maîtrise vers la mutualité.
Cette manière de faire s’étend également à la collaboration plus large autour de la projection présentée dans l’exposition, développée avec des étudiantes de l’ERG (École de Recherche Graphique), qui ne savaient pas vers quoi elles allaient en commençant. Le processus, comme le résultat, échappe à toute forme de clôture. Ici encore, on passe du territoire autoritaire de l’œuvre finie au terrain partagé et instable de la co-création.
Le territoire en mouvement dans l’ère de l’attention désordonnée
Claire Bishop, dans ses écrits récents sur le spectateur contemporain, soutient que nous vivons désormais dans une condition d’« attention désordonnée » (2024), fragmentée par les écrans, les notifications et le rythme algorithmique du numérique. Le visiteur de galerie, plus tout à fait ancré dans l’espace physique, oscille en permanence entre plusieurs zones : le white cube et l’écran de téléphone, la contemplation et le défilement distrait.
En ce sens, l’être post-territorial n’est pas seulement physiquement désancré, mais cognitivement dispersé, modelé autant par des systèmes invisibles de données et de distraction que par l’espace matériel de l’exposition. Ici, la matérialité retrouve une urgence nouvelle : la présence tangible des objets nous rappelle que l’art, comme le territoire, peut encore affirmer sa forme et sa résistance. Ces objets sont tout sauf simples. Des surfaces qui, de prime abord, semblent planes révèlent une attention minutieuse ; des couches de gestes, de résistances, de soin. À l’ère du tout-immédiat, le travail lent de la fabrication devient un acte d’insistance.
L’exposition évoque aussi le territoire comme chorégraphie : une question de mouvement, de rythme, de retour. En écho aux célèbres vers de T.S. Eliot :
Nous ne cesserons pas notre exploration
Et le terme de toute notre quête
Sera d’arriver là où nous avons commencé
Et de connaître le lieu pour la première fois (1943),
on nous rappelle que les lieux ne sont pas figés. Ils se transforment à mesure que nous changeons.
Ainsi, le cercle projeté sur le mur devient un motif récurrent, à la fois dans la forme visuelle et dans la logique conceptuelle. Comme ce volume noir qui tente de contenir un piano dans une forme pré-définie, l’exposition interroge ce qui se passe lorsque la forme déborde du cadre. Que se passe-t-il lorsque le lieu auquel on revient n’est plus le même ? Ou lorsque l’on réalise qu’il ne l’a jamais été ?
Le post-territorial n’est pas un état à venir, mais une condition actuelle. Une manière d’envisager le monde non pas à travers des frontières, mais à travers des relations. Non comme possession, mais comme présence. Un monde où le sens se crée par le mouvement, non par l’établissement, par la trace, non par l’enceinte.
Territoires de l’exposition
Enfin, une question demeure : quel est le territoire de l’art lui-même ? Dans cet espace soigné, avec ses hauts plafonds, ses moulures décoratives et ses portes en bois massif, que signifie placer une forme qui refuse l’élégance ? Puis une autre qui l’embrasse à travers le soin du détail et la peinture minutieuse ? Que signifie autoriser l’étrangeté à perturber les attentes canoniques de la présentation en galerie ?
L’exposition n’apporte pas de réponses claires, ni ne trace un territoire nouveau de manière définitive. Elle esquisse plutôt la multiplicité des façons dont nous pourrions repenser notre rapport à l’espace, aux autres, à l’acte de créer. Dans un monde où les lignes territoriales deviennent de plus en plus instables, elle nous invite à envisager ce qui pourrait exister au-delà.
Que signifierait occuper, ne serait-ce que brièvement, une position post-territoriale ?
Peut-être que cela commence ici : par cette surface noire sans coordonnées, ces toiles rhizomatiques, ce cercle qui échappe à son cadre, cette collaboration qui refuse la hiérarchie. Le post-territorial n’est pas une destination, mais une pratique ; faite d’attention, de disruption, et de soin.
Elena Papadaki
Professeure associée en curating et arts numériques, Université de Greenwich (Royaume-Uni), ERG (Belgique)
Commissaire associée
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Claire BISHOP, Disordered Attention : How We Look at Art and Performance Today, Verso, 2024
Nicolas BOURRIAUD, Esthétique Relationnelle, Les presses du réel, 1998
Michel HOUELLEBECQ, La Carte et le Territoire, Flammarion, 2010
T.S. ELIOT, Four Quartets, Faber and Faber, 1943