Une nouvelle organisation de la pensée : le diagramme
Simone Schuiten
Qu’est-ce qu’un diagramme ?
Il s’agit d’un dispositif graphique constitué de signes qui implique une ou des connexions entre un mouvement et une trace. Par exemple, l’association entre le déplacement du crabe et la figure qui se trace sur le sable.
Ce qui est en jeu dans le diagramme relève d’une dynamique de la mutation et de la transition. Celui- ci révèle à sa façon ce qui n’est pas encore pensé. Il est alors question d’un agencement qui précède ce que le discours portera au sens. Le diagramme se comprend comme la notation de quelque chose qui advient, qui est encore en train de surgir ou de se modifier, se transformer.
La pensée diagrammatique, quant à elle, se définit comme projets qu’elle introduit en tant que potentialités ou possibilités non encore colonisées par la représentation rationnelle. De nouvelles relations entre des éléments considérés comme étrangers l’un à l’autre peuvent dès lors faire leur apparition et favoriser des assemblages improbables signes/images, traces/écritures… Il pourrait même s’agir d’un procédé cartographique détourant nos habitudes de voir et de comprendre.
Le diagramme étant visuel, il sollicite notre intentionnalité de manière phénoménologique. Il provoque des échanges au niveau de notre regard, notre capacité de voir et d’intuitionner. Tout se passe comme s’il y avait moyen de s’impliquer en dehors des normes habituelles et donc de tenter de nouvelles rencontres.
Le diagramme fait apparaitre et donne vie à de l’insaisissable, du pré-conceptuel, c’est-à-dire à ce qui se révèle dans la sensation ou dans l’intuition et qui ex-iste. Le processus d’éclatement qui lui appartient nous permet de revenir à l’association conventionnelle mot/image (fig.1). On sait combien les Dadas furent actifs dans ce domaine et comment les surréalistes prirent la relève. La pensée diagrammatique se retrouve encore plus active dans ce qu’on appelle la pensée postmoderne qui accueille de manière de plus en plus favorable encore de l’« entre- deux ». Elle ne croit plus en la pureté des pôles que la philosophie moderne voulait à tout prix séparer. Il n’y a plus un « sujet » qui se constitue dans son rapport à « un objet ». La transcendance et la supériorité de l’anthropocentrisme moderne a cédé la place à l’immanence et à l’interrelationnel.
Le diagramme a donc aujourd’hui un avenir, il nous rend réceptif et perméable aux relations existant entre les éléments d’une entité. Il fait sauter les verrous placés par la pensée moderne sur les catégories. Du coup, notre mode d’être au monde s’en voit fortement déplacé et il en va de même en ce qui concerne notre rapport au corps qui n’est plus soumis aux discours religieux, politique ou scientifique-médical. Prenons l’exemple de l’anthropologie réflexive pour comprendre qu’aujourd’hui nous sommes passés d’un discours sur l’autre à une pratique de l’interculturalité en donnant la parole à l’autre1. Il s’agit d’une modification importante de notre posture et de notre perception de nous-mêmes comme
des autres. Cet état d’esprit n’est pas accepté par tout le monde car il entraîne trop de doutes et d’incertitudes. Il conduit immanquablement à la prise de conscience que la recherche de vérité absolue est remplacée par la découverte de l’altérité.
La pensée diagrammatique se comprend comme un processus en devenir développant des dynamiques incertaines et se faisant, un même phénomène éclate en ses multiples possibilités. Le diagramme dispose donc d’une double fonction, il est à la fois de l’écriture et de l’image (fig.2). Selon le sémiologue Peirce le diagramme serait analogue à la chose qu’il représente. Qu’il soit question d’équation algébrique ou de graphes géométriques, les relations entre les signes forment une icône et se rapportent à ce qu’ils désignent sous forme symbolique, diagrammatique.
De la même manière, le langage de par sa constitution, a également cette portée car ce qui prime dans l’agacement syntaxique appartient à la relation tout-partie. Le signe linguistique, par ses qualités symboliques, contient une part d’images. On pourrait dire qu’il a du corps. Il est donc grand temps de prendre en compte cette part physique, existentielle, du signe. Dans le même état d’esprit il semble tout aussi nécessaire de percevoir son pouvoir magique ou gestuel et non seulement métaphysique.
Parce que le diagramme se définit par le mouvement et le devenir qu’il provoque, il est producteur de nouvelles possibilités, de nouveaux enjeux, c’est-à-dire de nouveaux signes qu’il libère de leurs enclaves sémantiques.
Le diagramme n’est autre qu’un devenir de forces. Il « désunifie » ce que la pensé moderne a tenté de rassembler. Il s’intéresse au multiple en produisant des nouveaux agencements entre la forme du visible et celle de l’énonçable. Des forces sont donc à l’œuvre, il s’agit d’énergies singulières provenant de ce qu’Arthur Schopenhauer2 a appelé le monde en tant que volonté. Ce philosophe atypique fut un des premiers à s’intéresser à la spiritualité extrême-orientale. A travers le bouddhisme il découvrit la conception de la vie selon l’indestructibilité de l’être. Le monde du vivant s’avère mu par les forces fondamentales de l’attraction/répulsion, du « meurs et deviens » ou encore du pouvoir d’être affecté et d’affecter. Le monde en tant que « volonté » ne peut être pris complètement en charge par le monde en tant que « représentation » explique Schopenhauer car il contient un excédent de vie, d’énergie, de forces brutes que Freud appellera inconscient. Nietzsche, de son côté, véritablement fasciné par cet enjeu de la pensée remise en contact avec son origine, parlera de « volonté de vivre ».
La philosophie contemporaine de Foucault, Derrida, Deleuze, Serres… correspond à cette pensée diagrammatique. Elle nous permet de comprendre que les diagrammes se réfèrent aux gestes ininterrompus entre la main et la pensée. Il s’agit d’une première expérience de la pensée, d’une pré-pensée, ou encore d’une pensée en projet. Le diagramme se situe dans l’advenir de la pensée, c’est donc un lieu de transition (fig.3).
Nous pourrions également établir un rapprochement avec la pensée chinoise du Tao qui contient et révèle l’idée du cheminement, du chemin qui se trace.
Le diagramme convoque du virtuel par le geste et le tracé de la main de l’artiste mais aussi du mathématicien.
En ce qui concerne l’activité du diagramme en littérature, il est question d’un apport d’un dehors du langage, d’un en-deçà qui alimente à sa manière l’imagination et la pensée qui l’accompagne. Le diagramme produit ainsi des accidents dans la narration, ce qui entraine un renouvellement de possibilités narratives. De plus, ces échappées littéraires, voire poétiques, mettent en jeu des questions philosophiques d’une toute première importance, comme celle du rapport entre le langage et la pensée.
Le diagramme fait donc apparaitre de la vie et rend possible de l’insaisissable, c’est-à-dire quelque chose qui se révèle dans l’intuition et qui déborde de tous les répertoires.
Notes et légendes :
1 Mondher KILANI, L’invention de l’autre. Essai sur le discours anthropologique. Payot, 1994
2 Arthur SCHOPENHAUER, Le monde en tant que volonté et comme représentation, PUF 1966
Figure 1 : XU BING, Landscape/landscript, 1984
Figure 2 : Frank VIGNERON, Le songe creux, Galerie ODRADEK 2017
Figure 3 : Kiran KATARA, Diagramme, Galerie ODRADEK 2017