Les encres de Kiran Katara
Léon Vandermeersch
Kiran Katara crée des encres sur papier en déployant des arrangements de traits empruntés à ceux des lettres d’alphabet ou ‘graphèmes’, dont elle reconvertit la valeur sémantique en valeur esthétique. L’artiste se rappelle d’avoir imaginé ces créations déjà toute enfant, lorsqu’en voyant son grand-père en train d’écrire, elle s’émerveillait des formes qu’il faisait surgir sur le papier. Les lettres qu’elle ne savait pas lire la fascinaient d’autant plus que le mystère de leur signifiance lui échappait. Le grand-père était indien, il écrivait en, écriture qui n’est pas sans écho dans les formes tracées par sa petite-fille aujourd’hui.
Ces créations sont parallèles à celles qui, dans la culture par excellence de la calligraphie, la culture chinoise, marquent les plus récentes avancées de cet art, les ‘graphimages’. Ce nom, en chinois ‘shuxiang’, est donné par Wu Shanhuan, Gu Wenda, Xu Bing et Wu Hua à des libres réassemblages de traits d’écriture dans des compositions analogues aux encres de Kiran Katara (1)
Ces artistes se réclament d’une révolution de la calligraphie chinoise qu’ils inscrivent dans le sillage de la révolution du non figuratif et de l’abstrait chez les artistes occidentaux. Cependant, même s’il est indéniable qu’au XXe siècle l’avant-garde de l’art chinois a profondément subi l’influence de cette avant-garde occidentale, conquérante de l’abstraction non figurative, ce ne saurait l’être en suivant les mêmes voies, et cela parce qu’en Chine c’est l’abstraction, et non le figuratif, qui est à l’origine aussi bien de la calligraphie que de la peinture à l’encre qui en est la fille, l’une et l’autre ayant germé dans une idéographie déconcrétisant systématiquement la réalité en symboles graphiques. En vérité, le cheminement chinois vers les graphimages a procédé à l’inverse du cheminement qui, en Occident, était allé du figuratif à l’abstraction.
Dès son origine la calligraphie chinoise procède de la revivification du trait de pinceau de l’écriture idéographique. Le pinceau du calligraphe, surtout dans le style cursif de ‘l’écriture d’herbe’ ‘caoshu’, remotive poétiquement les traits du caractère qui avaient dû être démotivés linguistiquement. Ainsi le calligraphe procède-t-il, dans l’ordre graphique, comme procède le chanteur dans l’ordre vocal : les modulations du trait calligraphié sont analogues aux vocalises chantées sur la syllabe.
Pour revenir aux graphimages alphabétiques de Kiran Katara, considérons d’abord que l’alphabétisme n’est nullement impropre à la calligraphie. Celle-ci, cependant, n’a pas les mêmes modes de résonance que l’idéographie, pénétrée d’une âme de signifiance la calligraphie chinoise unique en son genre. Ce n’est pas le cas de la calligraphie alphabétique, ce qui n’empêche pas celle-ci de se laisser pénétrer du dehors par le plus profond lyrisme de la parole, comme dans les admirables calligraphies arabes du Coran. Cependant, ce n’est pas par transposition de vocalises en tracés de graphèmes que procèdent les créations de Kiran Katara. Celle-ci me semble plutôt porter la marque de la formation d’architecte de leur auteure : y règne un ordre analogue aux ordres de l’architecture -dorique, ionique, corinthien, ou toscan-, qui commandent tel ou tel dispositif en élévation. N’est-ce pas de cette façon que Kiran Katara dispose en élévation des jambages ou des points d’écriture, qu’elle fait danser plutôt que chanter, dans de multiples chorégraphies de bien bel ordonnancement ?