Paysage intérieur, le monde atmosphérique de Peng Mei-Ling
Simone Schuiten and Xiaoman Li
Paysages intérieurs, le monde atmosphérique de Peng Mei-Ling
Taïwanaise d’origine Peng Mei-Ling à quitté, il y a presque trente ans, sa terre natale pour vivre à Bruxelles. Avec son mari elle a poursuivit une formation complémentaire en peinture à la Cambre, École Supérieure des Arts où ils se lièrent d’amitié avec le peintre graveur Gabriel Belgeonne. Le couple cherche depuis des concordances interculturelles, s’investit dans le modernisme occidental et tient compte de la fragmentation des points de vue.
Peng Mei-Ling s’interroge sur les rapports entre la peinture et l’écriture, c’est-à-dire les fondamentaux chinois. Questionnant l’esthétique traditionnelle chinoise eu égard aux critères occidentaux, elle nous permet de revenir au phénomène de transfert. Durant ses études à la Cambre, elle comprit de manière approfondie que le dessin ne sert pas à décrire. Ses professeurs lui donnèrent l’occasion de multiplier les expériences et essais en ce qui concerne l’espace et la lumière. L’accent mis sur la circulation du regard par rapport à l’espace l’influençant, elle en retira paradoxalement une possibilité de retour à une sensibilité originelle. C’est ainsi que l’apport de la peinture occidentale lui permit de renouveler son approche de la spiritualité chinoise. De cette façon, elle prit conscience qu’il s’avère nécessaire de faire des rapprochements entre les 2 cultures car nous ne concevons pas l’art, ni la religion de la même manière, nous ne parlons pas de la même chose, nous ne voyons pas les mêmes choses. Cette reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, nous permet d’ouvrir le dialogue à ce sujet et de chercher des lieux de convergences car ce qui nous caractérise spécialement aujourd’hui appartient à notre capacité d’échanges.
A partir de 1997, Peng Mei-Ling enseigne la peinture chinoise à l’Institut Belge des Hautes Études Chinoises au Musée du Cinquantenaire. Dans la bibliothèque de l’Institut elle se ressource et développe sa sinité auprès de ses élèves qu’elle initie à l’esthétique extrême orientale. Il y a chez elle un impérieux besoin de s’imprégner de poésie, de calligraphie et de peinture traditionnelle. Par la lecture et l’écoute elle se lie aux écrivains, aux calligraphes qui lui permettent de revenir aux sources de sa culture et de connaitre un certain ravissement que procure l’absence ou la distance.
Le concept de sinité trouve chez elle tout son sens, car à la recherche de ses racines, son imagination et sa mémoire la conduisent et la stimulent à retrouver des lieux qu’enfant elle occupait spontanément. Elle éprouve maintenant une certaine satisfaction à être chinoise dans le sens où elle s’avère capable accroître son patrimoine culturel en partageant avec les grands maîtres les mêmes aspirations. Par la peinture et la littérature, comme dans un journal intime, elle trouve les moyens d’exprimer son intériorité. Cherchant à alimenter sa vie spirituelle elle est devenue chrétienne et sa foi se développe dans la double direction religieuse et esthétique, occidentale et extrême orientale.
Son œuvre se caractérise par une intention primordiale et une volonté de déployer les fondamentaux de l’esthétique chinoise. Et pourtant son travail n’est pas étranger aux registres du système de représentation occidental car de facture abstraite, il parvient à concilier les points de vue. La question de l’abstraction trouve donc tout son sens dans son œuvre. Elle nous permet de faire un rapprochement entre les calligraphes, peintres, poètes et musiciens chinois qui depuis de la dynastie Song cherchèrent à dépasser le visible pour présenter l’invisible.
Peng Mei-Ling parvint à approfondir sa recherche en matière d’abstraction en cherchant dans l’art de l’allusion la poursuite d’un équilibre à la fois précaire et magistral. Réceptive à l’énergie du tracé oriental elle recourt à quelques traits pour donner vie à l’harmonie résidant entre le fond et la forme. L’acte de peindre lui permet de composer des tensions spatiales ou le vide est célébré pour sa présence fondatrice inaliénable.
Peng Mei-Ling utilise des encres légères et diaphanes pour rendre compte du dynamisme intrinsèque à l’esthétique traditionnelle. Celles-ci lui permettent de porter toute son attention à l’espace et à l’atmosphère qu’elle parvient à mettre en scène. Ce monde ambiant est celui des cycles, des saisons et des rythmes cosmiques que l’artiste a intégré dans son œuvre. Celui-ci doit capter l’esprit de la nature afin de pouvoir trouver un langage dans lequel des formes peuvent apparaître ou disparaître, un langage en quête du mouvement perpétuel du sens de la vie et du développement constant.
Propices à la méditation et détachées de la peinture figurative, les encres de Peng Mei-Ling s’adressent à nous, elles nous permettent de participer au flux continu de la vie, elles en accompagnent la mouvance et le rythme. L’artiste s’accomplit en transmettant sa spiritualité centrée sur l’élan intérieur. Des paysages subjectifs apparaissent sur l’écran papier, ils amorcent un processus qui se poursuit au long du rouleau ou du carnet en accordéon. Cette dynamique d’expression matérialise le déploiement de l’intention. Que ce soit par la calligraphie ou la peinture, Peng Mei-Ling convoque l’invisible. Elle invite le non dit, l’informulable à se présenter de manière fugitive. Les traces d’encre que le pinceau libère suggèrent le passage d’un souffle sur une surface favorable au mouvement et au devenir. On ne rencontre aucun temps d’arrêt ou de finalité acquise, les tâches d’encre continuent d’activer leur présence et de se déployer dans l’équilibre du vide et plein.
Les couleurs quant à elles émergent par tensions atmosphériques. Elles appartiennent au registre du lettré chinois. Les teintes se dispersent et se rassemblent au gré du souffle produit par le pinceau contenant en réserve l’énergie du poignet « vide ». Elles donnent à la surface approchée une existence invitant le spectateur à une rencontre. Le support ainsi activé par les couleurs et le geste du peintre apparaît dans une dynamique plastique permettant au regard de trouver l’apaisement.
Les paysages chinois classiques des montagnes parcourues par les brumes et traversés par les torrents ont perdu leurs silhouettes pour gagner en abstraction. Géographiquement séparée de la nature chinoise, Peng Mei-Ling s’en réapproprie l’essentiel par la couleur, le mouvement et le rythme qu’elle insuffle dans ses réalisations. Ses paysages qu’elle dit « intérieurs » négocient alors des approches singulières avec le support. Il ne s’agit plus de vouloir reconnaître quelque chose mais plutôt de se laisser entraîner dans l’élan du pinceau qui s’entretient avec le papier. Ce n’est plus que par le geste et la couleur que l’atmosphère du paysage se montre. L’apparition de la couleur comme sa dissipation garde entre-ouvert le dialogue avec le vide et le silence. Le mouvement des traces d’encre nous rappelle le passage constant du lourd au léger. Les montagnes rocheuses traversées par les nuages peuvent ainsi prendre leur envol et révéler leur dynamique géologique.
L’œuvre de Peng Mei-Ling s’accomplit dans une quête de l’essentiel, qui ni particulièrement chinoise, ou occidentale, se doit de développer notre degré d’humanité.