La question de l’abstraction dans l’art contemporain chinois

Simone Schuiten et Xiaoman Li

 

La question de l’abstraction dans l’art contemporain chinois

En vue de développer les points communs entre la spiritualité extrême-orientale et occidentale nous cherchons à comprendre comment, aujourd’hui, les deux esthétiques se rejoignent dans leur rapport à la représentation.

Pour situer la problématique de l’abstraction dans le cadre de l’interculturalité, nous nous référons à l’esthétique millénaire chinoise d’une part et à l’apparition de la peinture abstraite en Occident début du 20è siècle d’autre part. Le focus sera placé sur les conditions et les enjeux essentiels qui permettent la rencontre et le dialogue transculturel.

Revenons tout d’abord à ce qui distingue les deux systèmes esthétiques. Les premières caractéristiques de l’art chinois donnent à voir un ensemble de traits, lavis et peintures formant harmonieusement un ensemble dans l’espace. L’œuvre révèle la spiritualité de l’artiste qui se rend perméable au dynamisme de la nature et cherche à fusionner avec elle afin de participer intimement au mouvement et au rythme cosmique. Cette pratique plastique incorpore l’énergie contenue dans les rapports de la terre et du ciel. Elle inclut un mode d’être par la médiation, l’intuition et l’inspiration. L’artiste concentré sur l’essentiel ou l’unique trait de pinceau accède au dynamisme vital de ce qu’il perçoit. En harmonie avec son environnement, il parvient à en dégager les grandes lignes. Détaché de l’apparence, concentré sur le vide, il s’exprime dans le dépouillement et la simplicité d’un geste instantané tracé sans repentir. C’est donc le geste qui, privilégié dans l’art de peindre et d’écrire, retiendra toute notre attention. Avec lui se décline les différentes tendances à l’abstraction.

En parallèle au dispositif esthétique chinois, il convient de situer les grands jalons du système occidental basés sur la représentation du réel. Pendant des siècles de culture, l’Occident a développé un mode d’expression axé sur la ressemblance et la mimesis, c’est-à-dire sur la représentation fidèle du réel. A partir de la Renaissance, l’esprit moderne favorisa la rupture de l’homme avec le monde. La nature devint un « objet » séparé d’un « sujet » humain de plus en plus dominant et efficace grâce aux nouvelles sciences et techniques acquises depuis Copernic. Le peintre dans ce contexte exerça sa maîtrise en se détachant du fond originaire : la physis, c’est-à-dire la nature sans l’intervention humaine.

Comme nous ne le savons fort bien, la communication et le partage de critères entre ces cultures extrême orientale et occidentale furent pendant des siècles inconcevables. Il se fait que depuis le début du 20è siècle les états d’esprit se sont modifiés à partir d’un long processus d’émancipation. En Occident, les mouvements impressionnistes contribuèrent à une première percée hors des grilles de lecture d’un système de représentation basé sur la maîtrise du réel. Ensuite, le peintre russe Kandinsky considéré comme le précurseur de la peinture abstraite fut un des premiers à établir des configurations non figuratives et à les associer à une recherche de spiritualité. De plus, il considéra la nécessité de libérer la couleur de la représentation afin de la connecter à la pulsion du monde. Il lui fallait rompre avec la vocation moderne et rendre la peinture à elle-même, c’est-à-dire lui donner de l’autonome. La dimension formelle du monde fut alors dépassée au profit d’une dynamique renvoyant à l’invisible. La musique en son agencement « abstrait » joue depuis un rôle important dans les recherches des peintres non figuratifs.

En Chine, à la même époque, c’est-à-dire après la dernière dynastie, le contact avec l’art occidental s’intensifia et l’intérêt pour les techniques modernes alla croissant. Dès 1911 en Chine, les artistes élargirent leur horizon esthétique en utilisant la technique de la peinture à l’huile, en s’inspirant du modèle vivant et des ressources de l’anatomie occidentale.

D’un côté comme de l’autre, en Chine et en Occident,  les mentalités changèrent à cause ou grâce aux crises endurées par des sociétés déstabilisées.  Entre les deux guerres mondiales, en Europe, les artistes écœurés par les conflits des nations cherchèrent à se désolidariser de la logique rationnelle d’une pensée qu’ils estimaient absurde et sclérosée. Certains choisirent de poursuivre la démarche des impressionnistes. Déjà sensibilisés à l’art du trait et aux estampes japonaises, ils modifièrent la composition de leurs tableaux. Bien au-delà d’un intérêt exotique vis-à-vis de l’autre, ils s’ouvraient à la pratique de l’asymétrie, aux lavis d’encre et aux perspectives atmosphériques des peintures de paysage chinois. Ils s’éveillaient au dynamisme du tracé d’encre qui donne accès et révèle l’intériorité de l’artiste. On parla alors de peintures et d’écritures méditatives qui restituent à l’homme son intimité que l’engouement moderne lui avait retirée. Cet accès à la spiritualité extrême-orientale les conduisit au bouddhisme chan.

C’est donc à travers cette spiritualité que l’esthétique occidentale a rencontré un langage et une pratique indifférents au monde tangible. S’ouvrir à l’insaisissable par la conscience du vide apporta le détachement qui offrit aux peintres occidentaux la possibilité de s’affranchir des contraintes académiques, voire même sociales et culturelles. Cette voie particulière au bouddhisme chinois était empruntée par les moines artistes pour qu’ils puissent exprimer leur rapport au monde. La pratique de cette philosophie est visuelle, méditative et implique une recherche de concentration tendant vers l’illumination. L’affranchissement porte également sur les textes sacrés et sur l’écrit en général, il est essentiellement sensible. Il donne à voir que de la plus petite partie du monde c’est le monde lui-même qui apparaît, se révèle en se manifestant. En Chine, à partir du 10è siècle, un type de peinture le « Yi-p’in » introduisit la pratique de l’encre éclaboussée. Cet emploi incorrect de l’encre est tout à fait spontané, expressif. Le geste affranchi de toutes règles et contraintes exprime l’énergie vitale que le vide rend possible. Déjà au 8è siècle en Chine la peinture de paysage manifestait la spiritualité de celui qui se sert de l’encre pour exprimer son besoin de fusion avec le rythme de la nature. Certains excentriques comme Zhang Zao firent usage de leurs doigts et de leurs cheveux pour peindre sans contraintes.

En Occident, ce n’est qu’au début du 20è siècle que ces pratiques furent approchées. Elles commencèrent alors à intéresser les artistes dans la mesure où elles apportaient un tout autre rapport au monde qui ne relevait pas de la connaissance objective et se différenciait des techniques classiques. Les artistes, Marquet, Picasso, Masson, Degottex, Dotremont,… pour ne citer que les plus connus furent capables de rencontrer et de comprendre l’état d’esprit du peintre chinois, qui inspiré, s’exprime intuitivement dans la fulgurance de l’instant. Déjà fin 19è siècle, Gauguin, Bonnard, Van Gogh se rendirent disponibles à la dynamique du trait à l’encre et aux vibrations des signes calligraphiques. Ces artistes inaugurèrent la pratique de l’interculturalité en appréciant de manière approfondie et réellement intéressée les techniques extrême-orientale de l’encre. Depuis, artistes comme amateurs d’art s’aliment auprès des différentes cultures qu’ils rencontrent à partir de ce qui circule chez les marchands et lors des expositions universelles.

Henri Matisse, quant à lui, démontra  par ses écrits et correspondances qu’il faut laisser la place au vide en composant à partir d’une ligne essentielle et simple. D’autres ont suivi, il s’agit de Klee, Michaux, Soulage qui intéressés par le tracé extrême-oriental se donnèrent les moyens de passer à l’abstraction.

L’américain Mark Tobey séjourna en Chine et au Japon en 1934, il y pratiqua la calligraphie et la peinture pour assimiler l’impulsion et l’élan du poignet à l’œuvre via les trésors du lettré : le pinceau, l’encre et l’eau. Mark Tobey ne chercha pas à faire de la peinture selon le modèle chinois mais il s’en imprégna afin de réaliser ses dessins et développements. A partir de son background, il absorba l’énergie du geste qu’il transforma dans ses toiles pour y faire régner sa propre spiritualité.

Le français André Masson associé aux tribulations dadas et surréalistes pratiquait l’écriture automatique. Il n’eut qu’un pas à franchir pour se rapprocher de la spontanéité de l’écriture cursive, l’écriture débridée dite « herbe folle ». Renonçant aux acquis et certitudes du langage courant, il transgressa les limites et  conventions pour partir à la recherche d’autres modes de communication. Il découvrit alors dans l’art du trait une respiration spatiale vitale et le vide conduisant vers l’infini et l’indicible. Les artistes occidentaux furent alors fascinés par l’ouvert, la transparence et la fluidité à l’œuvre dans l’esthétique extrême-orientale.

Henri Michaux, quant à lui, séjourna en Chine en 1930, il fut lui aussi conquis par la spontanéité du geste et la dynamique corporelle qui l’accompagne exprimant ainsi l’intériorité de l’artiste.

Cette expression artistique des calligraphes et peintres présentés comme excentriques s’avère très proche de ce qu’on commence à appeler en Amérique l’expressionnisme abstrait. La spontanéité du geste qui laisse apparaître ou se manifester le mouvement cosmique offre des ressemblances avec la peinture américaine du jeune artiste Pollock. Bien sûr Pollock n’utilisa pas le pinceau car il voulait laisser la place au hasard tout en s’employant physiquement. Il privilégia ainsi le geste réalisant une œuvre projetée sur le sol.

Le geste, par le mouvement, la rythmique, la dynamique et son énergie, produit une œuvre hors contrôle de la raison. L’œuvre existe alors dans sa force la plus effrénée. Nous voyons donc apparaître des convergences de plus en plus significatives entre les différents continents. Certaines sont inconscientes, la plupart relève d’un apport mutuel conscient et volontaire qui nous permet maintenant d’apprécier la richesse du questionnement esthétique.

Le but de ce texte est donc de mettre en évidence et de développer cette constatation : les artistes chinois tout comme leurs homologues occidentaux se sont -sans doute, souvent, sans le savoir- soutenus et renforcés mutuellement. L’art du trait chinois influence encore aujourd’hui l’esthétique occidentale, tout comme depuis le 19è siècle, cette dernière influence l’art chinois. Il s’agit d’un apport bénéfique qui, sans nul doute, fait sauter les barrières et les stéréotypes au sujet de l’autre. En un mot l’art nous « émancipe » du poids des préjugés.

Dans le cadre de nombreux échanges que la mondialisation et la communication entre spécificités rendent possibles, il nous reste maintenant à développer le champ de notre regard. Celui-ci portera sur le dialogue que nous établirons entre les artistes abstraits chinois et les artistes occidentaux.