Dawo, quand les mots redeviennent images – le grand défi de la calligraphie abstraite contemporaine
Simone Schuiten et Xiaoman Li
Quand les mots redeviennent images – le grand défi de la calligraphie abstraite contemporaine
La quête artistique de Dawo se traduit par une recherche du Dao de l’écriture. Dawo se traduit par « Da » qui signifie en mandarin « grand-multiple » et « Wo » qui veut dire « moi ». En tant que daoïste, il s’applique à dépasser son petit moi individuel pour rejoindre le grand moi cosmique. Fort de ce tempérament, l’écriture de « Grand Moi Multiple » vise l’énergie vitale qui nourrit toute chose et que la nature contient en elle-même. Cette écriture nous rendra sensible à l’art du tracé dont l’enjeu ne se situe pas nécessairement dans le déchiffrage des idéogrammes.
Dès le début des années 80, c’est-à-dire dès la rencontre rendue possible entre l’esthétique chinoise et occidentale, Dawo s’émancipe en faisant « voler » son pinceau. Il cherche à introduire en calligraphie une nouvelle respiration et laisse l’art du trait se développer hors du contrôle de la tradition. Tout en restant conscient qu’abandonner les caractères d’une écriture millénaire s’avère périlleux, il s’efforce à affronter leur puissance et leur pouvoir. Ce qu’il appelle « flying off from paper » est un processus gestuel qui nous guidera pour comprendre l’apparition d’une écriture abstraite contemporaine au sein de l’esthétique chinoise. Nous tiendrons également compte de son apport et de son rayonnement au sein de la culture occidentale.
Dawo ne rejette pas les assises de la calligraphie traditionnelle. Bien au contraire, il s’inspire de ses racines, qu’il a assimilées et intégrées. Il souhaite leur donner une existence plus contemporaine en les détachant ou les détournant du rôle de lisibilité qui leur a été attribué. Désolidarisés des obligations de la communication directe, les traits constituant les caractères deviennent des signes-lignes et l’écriture qui en résulte se donne à voir et même à entendre comme art du trait.
Pour Dawo la calligraphie chinoise doit se transformer ainsi que développer son ouverture et sa participation à la vitalité de la Nature. Il ne s’agit pas pour autant d’imiter la Nature mais plutôt de puiser dans ce réservoir d’énergie que comprend le flux cosmique et le flux de la vie. L’écriture ouverte que nous propose Dawo doit continuer à évoluer, se transformer. Elle existe dans le mouvement qui l’affranchit de toutes contraintes académiques. Parce qu’elle se réfère aux traits primordiaux enregistrés par la Nature, elle contient quelque chose de sauvage, voire de chaotique.
Dawo refuse de se laisser influencer et contrôler par sa propre tradition mais il n’accepte pas non plus d’être soumis aux critères de l’esthétique occidentale. Il n’empêche que des similitudes et convergences entre les 2 cultures transparaissent dès que l’on s’intéresse à la question de l’abstraction. Celle-ci se définit d’une manière générale comme étant l’apparition d’un trait ou d’un élément qui a été détaché de l’ensemble auquel il appartenait. Cette séparation s’opère par la pensée qui interrompt le contact immédiat avec le monde pour ne retenir que l’essentiel de ce qui a été intelligé. Dans le processus d’abstraction, ce qui subsiste appartient à une idée concentrant le pouvoir de la pensée. Par l’intermédiaire de l’art un retour au sensible se réalise, occasionnant une nouvelle négociation avec l’espace.
Entre le support et la puissance du geste se joue la rencontre entre l’intériorité de l’artiste et l’altérité du monde. L’art abstrait ouvre un espace sur lequel il y a moyen d’exprimer la poussée intérieure de quelque chose. Sur une surface, donc spatialement, s’inscrit l’échange entre l’esprit pleinement réceptif de l’artiste et le monde en sa force intime que Kandinsky appelle la sonorité intérieure. Selon Henri Maldiney l’abstraction se loge au cœur de toute démarche artistique. Cette quête basée sur la recherche de l’intériorité de la chose rencontrée est particulièrement active dans l’œuvre de Dawo. S’intéressant à la flexibilité des lignes qu’il voit dans la Nature, il tente de rendre ses traits les plus mouvants possible. Les sons mystérieux du cosmos, les rythmes et mouvements originels ainsi que la vibration du monde lui indiquent le chemin à suivre.
Le moyen d’expression de Dawo appartient à l’usage de l’encre et du poignet « vide » (le poignet vide est une expression chinoise qui met en valeur le lien unissant l’artiste à la Nature, c’est-à-dire qui le fait participer au devenir de la Nature. Le geste du peintre est un acte de communion avec la Nature et son organisation vitale).
Dawo parvient ainsi à tracer des voies reliant l’homme à la dynamique cosmique. L’artiste fait le pari d’une écriture sans lisibilité directe qui permet au tracé de s’acheminer dans l’« ouvert ». Ce qui est alors tenté par Dawo relève d’un grand défi : il lui faut, au sein d’une pratique contemporaine dégagée de l’étau académique et bureaucratique, libérer les lignes de force et le génie de l’écriture chinoise. Dawo n’a rien d’un fonctionnaire impérial ou d’un lettré. Artiste, il se veut indépendant et libre. Laissant sa main danser sur le papier, il engendre des lignes au langage universel. L’emploi de l’encre nous rappelle via le trait de pinceau que nous sommes toujours connectés au monde. Car malgré notre indépendance, le besoin de liberté et le recours à l‘abstraction, nous restons incorporés dans un processus vital que Dawo rend présent à partir de chaque ligne tracée.
Il s’agit donc de garder le contact avec ce que la Nature a de plus “naturant”, à savoir les lignes de texture. Dawo s’adonne à la flexibilité des lignes naturelles qu’il voit dans le feuillage, l’herbe, le tourbillonnement du vent, ou encore dans le tournoiement des nuages, la turbulence atmosphérique, l’agitation du ciel. Toutes ces lignes montrent qu’elles respirent et diffusent de l’énergie universelle.
Parce que les lignes abstraites de Dawo contiennent une pulsion vitale, elles émettent un bruissement musical qui reste en suspens. Dans la même foulée du poignet vide, une danse rythmique est entamée, elle donne lieu à une constante expansion du trait.
La question de l’abstraction dans la calligraphie de Dawo nous ramène à la problématique de nos recherches concernant l’interculturalité. Malgré les divergences existant entre les deux cultures chinoise et occidentale, nous obtenons un dénominateur commun. D’un côté comme de l’autre plus question de copier, imiter ou représenter fidèlement le réel. La quête de l’artiste consiste à chercher ailleurs ou en deçà de l’apparence première du monde. Référons-nous à Kandinsky qui propose de comprendre la ligne abstraite de la manière suivante : Une ligne qui ne délimite rien, qui ne cerne plus aucun contour, qui ne va plus d’un point à un autre, mais passe entre les points…c’est-à-dire sans dehors ni dedans, sans forme ni fond, sans commencement ni fin, aussi vivante qu’une variation continue.
Afin de passer aux lignes abstraites, et pour rendre aux caractères et à leurs traits fondamentaux leur altérité, il fallut d’abord à Dawo le courage de se dégager des impératifs de l’écriture classique. En abandonnant la communication directe ainsi que les représentations du réel figées par les conventions, il renonce aux figures et cherche du côté de la nécessité intérieure des phénomènes naturels. Rendues à la vie, c’est-à-dire à leur énergie originelle, les traits se meuvent comme des lignes qui relient l’homme au monde et de là au rythme cosmique.
En refusant de considérer l’écriture comme une technologie, Dawo compose une œuvre à partir de traits vibrant, respirant, des traits quasi sonores et atmosphériques. Son écriture-trace demeure ainsi dans l’ouvert, les caractéristiques réduits à leur plus grande simplicité nous acheminent vers un fond indifférencié avec lequel l’artiste établit des échanges vide-plein. Le vide convoqué par le geste libéré de toute convention rend possible les tensions entre les traits. Les traces abstraites de Dawo témoignent du foisonnement du vivant, elles relient – corporellement, spirituellement, musicalement – l’homme qui les contemple au monde dans lequel il se trouve en immersion. Son écriture indéchiffrable, qui a absorbé la vitalité de l’existence, nous rend réceptif au dynamisme des correspondances ciel/terre, nature/culture.
Ce devenir-autre de l’art du trait se retrouve en Occident dans les recherches d’Henri Michaux 1899-1984. Lors de nos entretiens et de son exposition chez ODRADEK, Dawo s’est largement étendu sur ses affinités avec l’écrivain-peintre, belge d’origine devenu français. De 40 ans son ainé, Michaux se passionna pour la peinture gestuelle chinoise et japonaise. Il séjourna en Chine en 1930 et 1931. Nous pouvons établir des liens de parenté culturelle chez les deux artistes. Sans être jamais rencontrés physiquement, chacun à sa manière a bénéficié de la culture de l’autre. Tous les deux, à partir d’un fond propre et d’un passé différents se retrouvent dans la manière dont ils transforment le mot ou le caractère en image. Avec eux, l’écriture retrouve son origine, son souffle constitutif qui la fait apparaître en image. Dawo et Michaux, par des chemins distincts, arrivent au même résultat, ils associent dessin et écriture, peinture et graphie. Pour eux le dessin demeure le véhicule inaliénable de notre rapport au monde le plus authentique.
Leurs œuvres libérées de toute lisibilité directe nous renvoient à une approche visuelle et sensible de l’espace. La surface sur laquelle le geste s’exprime nous parle, tout autant que les signes qui y sont tracés. Alors le vide donne au plein sa possibilité d’apparaître sans pour autant se fixer définitivement. L’œuvre reste en devenir, elle demeure favorable aux tensions dynamiques des traits actifs sur une surface. L’espace reste vivant étant donné qu’il contribue à affranchir le trait au lieu de le contraindre à la lisibilité.
Michaux et Dawo nous rappellent qu’avant de communiquer raisonnablement, il nous faut nous ouvrir, c’est-à-dire être sensible et réceptif aux correspondances des traces avec une surface sans pour autant vouloir les identifier immédiatement. Celles-ci, ainsi déposées sur un écran, échappent à la surveillance du regard académique et connaisseur. Elles nous invitent à quitter le monde connu, lisible et prêt à l’emploi, pour gagner celui de l’altérité et du mouvement ininterrompu. Ce lieu-écran permet à la vie de continuer, de se tramer, se tisser dans de multiples directions.
Michaux et Dawo sont donc des artistes opérant à même le mouvement vital rendu à l’existence. Ils incarnent une intentionnalité, ils donnent accès à l’intériorité toujours mouvante que révèlent leurs traits de pinceau. En cela nous pouvons les considérer comme des philosophes-artistes actifs sur la scène l’abstraction contemporaine.
Du lisible à l’illisible, ils conduisent notre regard en nous permettant de nous perdre, de nous essayer et de nous retrouver dans la fusion de leurs traits. Ceux-ci apparaissent et disparaissent dans les jets d’encre éclaboussée ou dans les alphabets imaginaires ou encore dans des signes improbables. Les deux artistes nous arrachent au confort d’une vie bien ordonnée. Ils nous entraînent dans le fouillis de l’être et le surgissement du possible. Avec eux nous entrons dans une logique de la perte si chère à Georges Bataille. Au lieu d’accumuler des richesses raisonnables, ils préfèrent s’aventurer dans des espaces de dissolution, dilatation et d’impermanence. Leurs traces ni n’affirment, ni n’imposent quelques significations stables que ce soit. Elles entrelacent les traits qui leur donnent vie. La mobilité est leur force, l’un comme l’autre est concentré sur le vide. Tous deux demeurent ouverts à la pulsion invisible du rythme de l’existence.