Brumes de couleurs transculturelles et micro-perception de la peinture paysagère

Kailin Yang à propos de Dandan Jiang

Par ses expérimentation de couleurs, figures (ou dé-figures), touches et dispositions picturales, Jiang Dandan pose des questions d’une grande cohérence avec ce qu’elle aborde à l’écrit dans ses textes (en français ou chinois). Dans ceux-ci, elle opère une transformation de la pensée de Zhuangzi au contact de la philosophie française, mais dans ses peintures, elle retourne à ces interrogations d’une façon plus directe, immanente, plus proche de la corporéité, dans l’imminence de la passion vitale. Quoi qu’il en soit en peinture ou en écriture, ses questionnements concernent toujours la transgression, la coalescence, le transversal et l’antagonisme entre les différentes cultures, orientales et occidentales. Cette interrogation que ses peintures et textes approchent sans cesse, est la suivante : quelle rencontre transculturelle entre Orient et Occident ?

La « rencontre transculturelle entre Orient et Occident » ne consiste pas en une rencontre conventionnelle, comme de se retrouver pour prendre un repas ensemble de façon formelle. La réponse possible est complexe et dialectique.

On ne peut dépasser facilement l’incommensurabilité entre les âmes de l’Orient et de l’Occident : toute imagination trop naïve ne porte que des échanges superficiels, et ne peut pas toucher au fonds le plus profond, ni produire de significations authentiques.

Avant de réfléchir sur cette question, il faudrait d’abord reconnaître la différence entre les cultures, et leur incommunicabilité originaire. Du fait de cette impossibilité, « la rencontre transculturelle entre Orient et Occident » en devient d’autant plus intéressante et extrêmement attirante. Comment en pratique, malgré les différences, les cultures peuvent se rencontrer et transgresser les frontières ? Comment entretenir la particularité de chaque culture, mais amenant à des fusions dans de nouveaux espaces explorés ?

Maintes expériences du passé nous disent que seule une véritable créativité peut rendre possible cette rencontre. Créer de nouvelles idées et œuvres est la seule voie d’accès, pour faire communiquer les différences absolues entre les cultures orientales et occidentales, et accéder à une sorte de fusion. Sans doute, cela ne peut qu’être acquis sur le plan de déraillement, d’avatars, de l’alogique, seulement par des essais de haute tension et inconscients, on pourrit fournir des vraies inspirations.

Répondant par des pratiques créatives, à un dilemme concernant la créativité, Jiang Dandan transforme d’abord ses peintures en brumes de couleurs, qui examine jusqu’au molécules des forces différentielles, dans un mouvement de zoom-in. Ici, il n’existe pas encore de formes fixes, ni de figures reconnaissables : dans ce monde qu’elle a créé, tout être se trouve encore à l’état de coagulation des énergies primordiales, les couleurs se cristallisent, les figures encore à l’état fluide, tout se trouve dans un processus de devenir.

Devant ces peintures, nous ne pouvons que briser notre habitude perceptive déjà acquise, ouvrir nos yeux habitués aux images, afin d’être capables de regarder des particules de potentialités nombreuses, à l’infini, et l’interaction multiple entre ces particules. Ces particules de potentialité ne forment pas encore de figures, de corps, mais constituent seulement un bloc de brume de particules produisant de l’intensité et de la tension.

Ces particules se métamorphosent en formes incertaines de brumes et nuages, dans un devenir plein de dynamisme, ne se figeant ni ne stagnant jamais. Dans ces brumes irisées, tout se transforme en modalités d’énergies les plus élémentaires ; à travers ses peintures, Jiang Dandan veut nous suggérer que, la réalité est précisément cette masse de brume déployant un potentiel infini.

Chez Joyce, ce dynamisme et apparent désordre maximal des particules, se présente comme « chaosmos », comme multiplicité tissée à pas désordonnés dans le langage. Jiang Dandan tente d’obtenir des effets similaires par la peinture à l’encre de Chine ou acrylique. Mais, aussi bien par le langage que la peinture, tout se passe au plan de la micro-perception, dans son accumulation à l’infini : l’artiste franchit sans cesse le seuil de la sensibilité, et ainsi touche à la perception infime du « devenir cosmologique ».

C’est la valeur maximale dissimulée dans les détails les plus minuscules ; chaque particule de couleur la plus minuscule, renvoie à l’inverse à la dynamique de tout le cosmos, manifestant sa singularité unique. Tout comme chaque particule est différente au niveau de la couleur, du clair-obscur, de la touche, et se différencie, et se connecte aux particules de manière différentielle, le paysage impersonnel, la peinture de montagnes et eaux pré-indivis, par leurs touches nomades, se révèlent par des degrés différentiels de couleurs, en des mouvements dé-formants et dé-figurants.

Ces peintures, signées de Jiang Dandan (signature que l’on avait vu avant cela dans ses essais sur Zhuangzi, Henri Maldiney, Deleuze…), déclinent leurs expérimentations transculturelles sur encre de Chine et acrylique ; cette praxis incarne une visualisation de la philosophie transculturelle en chinois, ou bien la transitivité, ou plus difficile encore, « la transformation en souffle » de la pensée en français. En empruntant les mots de Kafka, je dirais que ce parcours insolite de Jiang Dandan de l’écriture vers la peinture, pointe l’orientation riche, enrichissante que prend la peinture pour son existence.

Juin 2016

L’auteure de ce texte, Kailin Yang, est professeure au centre de recherches transdisciplinaires en arts visuels de l’Université des arts à Taipei.