L’Art de Liu Yi 刘懿艺术

Jean-Marie SIMONET

Liu Yi est né en 1964 à Weihai, ville portuaire sur le golfe du Bohai dans le nord-est de la province du Shandong. Il aime évoquer la vocation maritime de sa cité natale, ouverte sur le monde extérieur et ferment de son développement actuel: au début des Ming, Weihai fut une base navale d’importance stratégique entre Mandchourie et Corée, face au Japon et à la Russie. A la fin de cette dynastie la région s’ouvrit à la culture de la vigne, initiée à la suite de l’arrivée des Jésuites.

Deux siècles plus tard, en 1891, Weihai devint la première base moderne de la marine impériale chinoise (굇捏베엊).
A proximité, une enclave coloniale britannique fut imposée à la Chine en 1898 pour servir de base à la Royal Navy sous le nom de Port Edward. Incidemment c’est de Weihai que furent embarqués quelque 50.000 travailleurs chinois recrutés par la France pour soutenir l’effort militaire pendant la guerre de 14-18. En 1945, après la fin de la deuxième guerre mondiale et de l’occupation japonaise, Weihai fut la première ville conquise par les armées communistes, titre d’honneur très apprécié politiquement en République populaire de Chine. La ville actuelle s’approche aujourd’hui depuis la mer par une grande porte monumentale, façon arche de la Défense parisienne, désignée tout bonnement ˝Porte du Bonheur”.

L’œuvre de Liu Yi se situe nécessairement, comme celle de tous les artistes chinois de sa génération, au confluent de deux mondes, de deux univers intellectuels. Parler individuellement de ces artistes consiste pour l’observateur à apprécier la manière dont chacun opère une symbiose personnelle entre la Chine et l’Occident. Sans doute s’agit-il pour chacun des artistes de nourrir sa création personnelle de la continuité de l’histoire – élément important en Chine – et de la formuler dans une perspective résolument futuriste. Tel est le sens de la ˝modernisation˝ que Liu Yi poursuit délibérément dans une œuvre qu’il désigne à la fois comme calligraphique et moderne.

Liu Yi attribue l’origine de sa vocation au spectacle des « dazibao », « les journaux muraux en grands caractères » qui, dit-il, firent sur lui ˝une très forte impression˝. Ses années d’enfance coïncident en effet avec l’apogée de la Révolution culturelle qui monopolisa tout l’espace public par une inflation graphique proprement phénoménale. L’impact visuel d’un tel environnement sur le jeune enfant fut sans doute d’autant plus fort que l’enseignement scolaire se trouvait alors complètement délabré et que le langage politique crypté, véhiculé par les journaux muraux devait largement échapper à l’entendement des écoliers. Ceux-ci n’en retenaient que la prolifération et la véhémence graphique dont ils tiraient une leçon, à vrai dire ancrée dans la tradition chinoise: la puissance de l’arme du pinceau qu’ils voyaient sur les murs embraser les esprits ou les glacer d’effroi et de stupeur.

On peut considérer que Liu Yi est un vrai autodidacte. Il n’a fréquenté aucune école d’enseignement artistique et n’a suivi aucun enseignement particulier de maître calligraphe ou peintre. Simplement, à partir de 1981, il pratique lui-même la calligraphie, copie assidûment les anciens cahiers de modèles, sans professeur, nourri de ses visions d’enfance et porté maintenant par le mouvement de restauration civile et économique des ˝quatre modernisations˝ lancé après Mao par Deng Xiaoping. Il s’agit là pour lui d’une pratique très rigoureuse et assidue de l’art du pinceau: la ˝méthode de l’écriture˝ (shu-fa). Aujourd’hui encore Liu est resté fidèle à cette pratique nourricière de l’art du pinceau, comme un musicien, compositeur ou instrumentiste en Europe, éprouve le besoin de se ressourcer à l’art du clavier auprès de partitions de Jean-Sébastien Bach: la calligraphie comme la musique passe nécessairement par le travail des doigts et de la main. Après quelques années, il élargit le champ de ses préoccupations et s’essaye à la peinture: il étudie Bada Shanren – la plus sobre incarnation du génie chinois de l’encre monochrome et de l’art du pinceau. Il découvre aussi la calligraphie japonaise d’avant-garde qui vient d’apparaître après la guerre comme un art purement visuel affranchi du support littéraire du texte. Simultanément, dans son registre personnel d’écriture chinoise il pratique les ˝caractères simplifiés˝, selon une méthode publiée en 1936 par l’homme d’État et calligraphe Yu Youren qui offre selon lui une perspective ˝moderne˝ d’évolution des graphies classiques. Ces orientations nouvelles s’offrent à You Yi comme des extensions naturelles de sa pratique calligraphique traditionnelle, qui ne comble plus ses désirs de création.

C’est ensuite un puissant mouvement socio-culturel d’émulation collective qui lui permet de développer sa formation, émulation activée intelligemment à l’échelle de toute la Chine par le Gouvernement qui organise de grandes expositions nationales de jeunes calligraphes. Liu est sélectionné et participe durant trois années consécutives à ces manifestations qui sont également des concours (鱗틔꽝속뒤짇펌검쎌홍벌櫓행쾨蝎랬蔞옻소鱗틔嵐응).
Il acquiert ainsi une première notoriété en 2001 au sein d’un groupe de « Trois Mousquetaires »(힛劍와) qui se font un nom en incarnant une ˝nouvelle calligraphie˝ – celle-là même à l’origine de l’exposition que nous apprécions aujourd’hui à Bruxelles.

Après ces premiers succès, son déménagement à Pékin en 2002 correspond à son désir de développer de nouveaux contacts et de nouvelles orientations esthétiques. La liste – couvrant plusieurs pages A4 – de ses participations à des expositions en Chine, en Asie orientale (Corée, Japon, Hong Kong), en Europe et aux États Unis est impressionnante. Mais à Pékin, Liu Yi reste un homme de terroir maritime: l’encombrement et la pollution pékinoise lui font regretter son Shandong maritime natal.

Liu Yi et la calligraphie chinoise moderne

Comment Liu Yi a-t-il franchi le pas entre sa calligraphie ˝classique˝ et la calligraphie ˝moderne˝ qu’il présente actuellement ? Comment appréhende-t-il sa conversion à des œuvres qu’il désigne d’un néologisme de son crû comme « aniconiques » ou « iconoclasmes » (렷蹶 feixiang)? Il décrit l’origine de cette conversion en ces termes:
« La répétition de type antiquisant de la créativité calligraphique ne pouvait plus me satisfaire. Était-ce là la calligraphie à laquelle je voulais vraiment aspirer de tous mes efforts? » Il s’interroge sur la créativité spécifiquement calligraphique, résidant dans l’art du trait de pinceau porteur d’une sensibilité particulière au monde et au moi restituée au travers de formes empruntées à l’écriture. (蝎랬…迦異훙돨各썹밖…깊君祛쏭쏭끓黨蝎랬눼鱗櫓,뎃깊君돨뫘角寧몸훙돨훙밖). L’ambition du calligraphe ˝moderne˝ serait d’exprimer directement par le pinceau cette ˝sensibilité particulière au monde et au moi˝ en supprimant l’écran des conventions de l’écriture.

Liu Yi assume simplement sa vocation de calligraphe moderne lorsqu’il déclare: « Ma création calligraphique repose sur de puissantes sensations très particulières, je refuse l’élitisme, je fais de l’ordinaire, du simple, sans fioriture, avec des traits vide de sens pour élaborer des œuvres à la fois personnelles et orientées dans le sens de l’histoire et de la culture ». (乖돨蝎랬눼鱗。。。틴썼뗌景랍퓻죠돨먁얾,앳없멕錤,痰틱끽,팝茄,렷冬瓘,렷코벼돨窟係윱뭐냥菱성돨鱗틔,鹿댐냥寧蘆셜몸훙돨棠야唐저袈匡뺏寧蕨돨鱗틔。)
Comment traduire ce propos en français? Je crois qu’on peut parler d’un aveu ou d’une proclamation « d’authenticité » qui évoque Stendhal cité par Simon Leys dans un de ses derniers livres: « Je crois que pour être grand dans quelque chose que ce soit il faut être soi-même ».
L’authenticité est par excellence le propre de la calligraphie, qu’elle soit classique ou moderne.

Jean-Marie Simonet, 5 Janvier 2015